Nouvelles de nulle part

William Morris
L'Altiplano - 2009
Aubier - 1992 (pour la version bilingue)
Si romantiques que fussent les bois de Kensington, ils n’étaient pas cependant déserts. Nous croisions de nombreux groupes de promeneurs qui se dirigeaient soit dans un sens, soit dans l’autre, ou qui flânaient à la lisière des arbres. Parmi eux se trouvaient nombre d’enfants, depuis l’âge de six ans ou huit ans, jusqu’à seize ou dix-sept. Ils me parurent être des spécimens particulièrement beaux de leur race, et de toute évidence s’amusaient autant qu’il se peut faire ; certains flânaient autour de petites tentes dressées sur le gazon, près desquelles brûlaient parfois des feux, avec des marmites suspendues à la bohémienne. Dick m’expliqua qu’il y avait quelques maisons éparses dans la forêt, et à la vérité nous en aperçûmes une ou deux. Il dit qu’elles étaient toutes petites pour la plupart, de celles qui s’appelaient autrefois des « cottages », à l’époque où il y avait encore des esclaves dans le pays, mais qu’elles ne manquaient pas d’agrément et qu’elles convenaient assez bien pour vivre dans les bois.
« Elles doivent être abondamment fournies en enfants », dis-je en montrant toute cette jeunesse qu’on voyait un peu partout sur le chemin.
« Oh ! dit-il, ils ne viennent pas tous des maisons voisines, des maisons forestières, mais de toute la région. Ils viennent en groupe jouer dans les bois des semaines d’affilée pendant l’été, couchant sous la tente, comme vous voyez. Nous les y encourageons volontiers ; ils apprennent à se tirer d’affaire et s’habituent à observer la vie animale ; et puis, voyez-vous, moins ils restent à croupir dans les maisons, mieux ça vaut pour eux. À vrai dire, je vous avouerai que beaucoup d’adultes vont passer l’été dans les bois ; la plupart cependant fréquentent les grandes forêts comme celle de Windsor, ou la forêt de Dean, ou les grandes étendues inhabitées du Nord. Indépendamment des autres joies que cela leur procure, ils y trouvent l’occasion de faire un peu de gros travail qui, j’ai le regret de le dire, se fait plutôt rare depuis cinquante ans. »
Il s’interrompit, puis reprit :
« Je vous raconte tout cela, parce que je vois bien que, si je parle, ce doit être pour répondre aux questions que vous avez dans l’esprit, même si vous ne les formulez pas. Mais mon aïeul vous renseignera plus amplement. »
Je vis que je me trouvais en danger de perdre pied de nouveau ; aussi, pour mettre fin à une situation embarrassante, et pour dire quelque chose, je constatai :
« Eh bien, ces jeunes gaillards n’en seront que plus dispos quand l’été sera fini et qu’il leur faudra retourner sur les bancs de l’école.
– Les bancs de l’école ? dit-il ; en vérité, qu’entendez-vous par là ? Je ne vois pas ce que ces mots peuvent avoir à faire avec les enfants. Nous parlons bien de bancs de harengs et d’écoles de peinture, et dans le même sens que la première de ces expressions, on pourrait parler de bancs de jeunes enfants ; mais à part cela, ajouta-t-il en riant, je dois m’avouer battu.
– Diable ! pensai-je, je ne puis ouvrir la bouche sans créer quelque nouvelle complication. »
Je n’éprouvais nul désir de reprendre mon ami sur son étymologie ; et je pensai que le mieux était de ne rien dire des fermes d’élevage que j’avais été accoutumé à appeler des écoles, puisqu’aussi bien je pouvais me rendre compte qu’elles avaient disparu ; je répondis donc après quelques instants d’embarras :
« J’employais ce terme pour désigner un système d’éducation.
– D’éducation, dit-il d’un ton pensif. Je sais assez de latin pour savoir que ce mot doit venir de educere, faire sortir ; et je l’ai souvent entendu prononcer ; mais je n’ai jamais trouvé personne capable de m’expliquer clairement ce qu’il veut dire. »
On devine à quel point mes nouveaux amis baissèrent dans mon estime, lorsque j’entendis cet aveu sans détour ; et je dis, d’un air supérieur :
« Eh bien donc, par éducation on désigne un système d’enseignement pour la jeunesse.
– Et pourquoi pas pour la vieillesse également ? dit-il, une lueur d’amusement dans les yeux. Mais, poursuivit-il, je puis vous assurer que nos enfants s’instruisent, qu’ils soient ou non soumis à un d’enseignement. Sachez que vous ne trouverez pas un seul enfant, garçon ou fille, parmi tous ceux que vous voyez ici, qui ne sache nager. Et tous, ils ont appris à monter à la diable les petits poneys de la forêt – tenez, en voici un, justement. Ils savent tous faire la cuisine. Pour les garçons, les plus grands savent faucher ; beaucoup savent faire un toit de chaume et des petits travaux de menuiserie ; ou bien encore ils savent tenir une boutique. Je puis vous assurer qu’ils ont appris une foule de choses.
– Oui, mais leur éducation intellectuelle, les disciplines de l’esprit ? lui dis-je, traduisant obligeamment mes paroles.
– Hôte, dit-il, peut-être n’avez-vous pas appris à faire toutes ces choses dont je viens de vous parler ; si tel est le cas, n’allez pas vous imaginer qu’elles n’exigent aucune habileté et ne font pas activement travailler l’esprit ; vous changeriez d’avis si vous voyiez un jeune gars du Dorset refaire un toit de chaume, par exemple. Mais il me paraît que vous voulez parler de ce qu’on apprend dans les livres : pour cela, rien de plus simple. La plupart des enfants, voyant traîner des livres autour d’eux, trouvent le moyen de savoir lire quand ils atteignent l’âge de quatre ans ; je me suis laissé dire, cependant, qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Quant à l’écriture, nous ne les encourageons pas à griffonner trop tôt (bien que rien ne puisse les en empêcher tout à fait), car ils prennent ainsi l’habitude d’une vilaine écriture ; et à quoi bon tant de pattes de mouche, quand il est si facile de faire de l’impression ordinaire. Comprenez-moi bien : nous aimons la belle écriture, et beaucoup de gens, quand ils font un livre, tiennent à le transcrire eux-mêmes tout au long, ou bien ils le font copier : j’entends les livres dont on n’a besoin que de quelques exemplaires – des poèmes et autres choses de ce genre, vous comprenez… Enfin, je m’égare loin de mes moutons. Il faut m’en excuser, car je m’intéresse tout particulièrement à cette question de l’écriture, étant moi-même calligraphe.
– Bon, dis-je, mais les enfants ? Quand ils savent lire et écrire, n’apprennent-ils pas autre chose, les langues par exemple ?
– Évidemment, dit-il ; quelquefois même avant de savoir lire, ils parlent le français, c’est-à-dire la plus proche de nous parmi les langues qui se parlent de l’autre côté de l’eau ; et ils ne tardent pas à savoir aussi l’allemand, qui se parle sur le continent, dans un très grand nombre de communes et d’universités. Telles sont les différentes langues qui se pratiquent dans nos îles, en même temps que l’anglais et le gallois, ou encore l’irlandais qui est une autre forme de gallois. Et les enfants ont vite fait de s’y mettre, car tous leurs aînés les connaissent ; de plus, nos hôtes d’outre-Manche amènent souvent leurs enfants avec eux ; les gosses vont ensemble et ainsi se fait par frottement l’échange de leurs langues maternelles.
– Et les langues anciennes ? demandai-je.
– Oh ! oui, dit-il, ils apprennent pour la plupart le latin et le grec en même temps que les langues modernes pour peu qu’ils ne se contentent pas d’apprendre celles-ci au petit bonheur.
– Et l’histoire, dis-je ; comment enseignez-vous l’histoire ?
– Eh bien, dit-il, quand quelqu’un sait lire, il lit ce qu’il lui plaît, naturellement. Et il lui est facile de trouver quelqu’un pour lui indiquer les meilleurs ouvrages à lire sur tel ou tel sujet, ou pour lui expliquer ce qu’il ne comprend pas dans les livres qu’il lit.
– Fort bien, lui dis-je, et qu’apprennent-ils encore ? Car je suppose que tout le monde n’étudie pas l’histoire ?
– Oh ! non, dit-il ; il y en a qui n’en ont pas le goût ; en fait je ne crois pas qu’elle plaise à beaucoup. J’ai entendu dire par mon arrière-grand-père que c’est surtout dans les périodes de troubles, de conflits et de désordre que les gens ont du goût pour l’histoire ; et, dit mon ami avec un aimable sourire, ce n’est pas notre cas à présent, vous savez. Non, beaucoup étudient comment sont faits les objets, et les relations de cause à effet, et nous accroissons ainsi la somme de nos connaissances, ce qui n’est pas forcément un bien ; et d’autres, comme on vous l’a dit de l’ami Bob, là-bas, passent leur temps à étudier les mathématiques. Il ne sert à rien de forcer les goûts.
– Mais vous n’allez pas me dire que les enfants apprennent toutes ces choses ?
– Cela dépend, dit-il, ce que vous entendez par enfants. Il faut vous rappeler aussi combien ils sont différents les uns des autres. En règle générale, ils ne lisent guère, à l’exception de livres de contes, jusqu’à l’âge de quinze ans ; nous n’encourageons pas les études livresques pendant le jeune âge ; bien qu’il se trouve des enfants qui témoignent de très bonne heure d’un goût décidé pour les livres ; ce qui ne leur vaut peut-être rien, mais il ne sert à rien de les contrarier ; et le plus souvent, cela leur passe assez vite et ils se rangent avant leur vingtième année. Les enfants, voyez-vous, ont surtout l’habitude d’imiter leurs aînés, et lorsqu’ils voient la plupart des personnes qui les entourent s’employer à des ouvrages vraiment divertissants, comme de construire une maison, paver une rue, jardiner, et autres occupations du même genre, c’est ce qu’ils désirent faire, eux aussi ; je ne crois donc pas que nous ayons à craindre d’avoir trop de gens nourris de connaissance livresque. »
Que pouvais-je répondre ? Je demeurai coi, de peur de complications nouvelles. D’ailleurs j’occupais activement mes yeux, tout en me demandant, tandis que le cheval allait son petit train, quand nous arriverions à Londres même et à quoi ressemblait maintenant cette ville.
Mais mon compagnon ne pouvait renoncer entièrement à son sujet, et il continua d’un air pensif :
« Après tout, je ne sache pas qu’ils en souffrent beaucoup, même ceux qui grandissent pour étudier dans des livres. Quant à ceux-là, c’est plaisir de les voir si heureux de faire un travail que peu de gens recherchent. Et puis, ces lettrés sont en général d’un commerce si agréable ; si aimable et d’humeur si égale ; si modestes et en même temps si désireux d’apprendre à chacun tout ce qu’ils savent. Vraiment, ceux que j’ai rencontrés me sont prodigieusement sympathiques. »
Les éditions de L'Altiplano où l'on peut retrouver l'intégralité du texte en ligne.

" Eh bien, dis-je, ces " dispositions " dont vous avez parlé et qui remplacent le gouvernement, pourriez-vous me les décrire ?- Voisin, dit-il, bien que nous ayons bien simplifié notre vie par rapport à ce qu’elle était autrefois, et que nous nous soyons débarrassés de beaucoup de ces conventions et de ces besoins factices qui avaient donné à nos ancêtres de si grands soucis, notre vie cependant demeure trop complexe pour que je puisse vous exposer en détail et verbalement comment nous l’avons organisée ; tout cela, il vous faudra le découvrir vous-même en vivant parmi nous. Il m’est plus facile en réalité de vous dire ce que nous nous abstenons de faire, que ce que nous faisons positivement.- Eh bien, donc ? dis-je- Voici ce que l’on peut en dire, répondit-il. Voilà cent cinquante ans au bas mot que la vie est plus ou moins pour nous ce qu’elle est aujourd’hui ; qu’une tradition ou qu’un mode de vie se sont imposés à nos habitudes ; et ce mode de vie est devenu pour nous l’habitude d’agir, en définitive, pour le mieux. Il nous est facile de vivre sans nous voler les uns les autres. Il nous serait possible de nous battre et de nous voler, mais cela nous donnerait plus de mal que de nous en abstenir. C’est là, en raccourci, la base de notre vie et de notre bonheur.- Tandis qu’autrefois, dis-je, on avait beaucoup de mal à vivre sans se battre ni voler. C’est là ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, en me montrant le côté négatif de vos avantages ?- Oui, dit-il. C’était si difficile que ceux-là qui se comportaient habituellement en hommes justes envers leurs voisins étaient portés aux nues comme saints et comme héros, - et qu’on les regardait avec la plus grande vénération.- De leur vivant ? dis-je.- Non, dit-il ; après leur mort.- Mais à présent, repris-je, vous n’allez pas me dire que personne ne transgresse cette règle de bon voisinage ?- Evidemment non, dit Hammond, mais lorsque ces transgressions se produisent, tout le monde, y compris le transgresseur, les reconnaît pour ce qu’elles sont : l’erreur d’un ami, non pas l’habituelle façon d’agir d’un être réduit à devenir l’ennemi de la société.- Je comprends, répondis-je, vous voulez dire que vous n’avez pas chez vous de classe criminelle ?
- Comment en aurions-nous ? dit-il. Attendu que nous n’avons pas de classe riche pour faire naître, par l’injustice de l’Etat, des ennemis de l’Etat.
- J’avais cru comprendre, dis-je, d’après quelque chose que vous avez mentionné il n’y a pas longtemps, que vous aviez aboli la législation civile ? Est-ce littéralement exact.
- Elle s’est abolie d’elle-même, mon ami, dit-il. Comme je vous l’ai déjà dit, on maintenait les tribunaux civils pour défendre la propriété privée ; car personne n’a jamais prétendu qu’on pût, par la force brutale, obliger les gens à pratiquer entre eux la justice. Or donc, la propriété privée abolie, toutes les lois et tous les faits qualifiés de crimes et délits qu’elle avait inventés disparurent tout naturellement. Il fallut dès lors traduire le commandement : " Tu ne voleras point ", par celui-ci : " Tu travailleras pour mener une vie heureuse ". Est-il besoin de la violence pour faire respecter ce commandement ?
- Eh bien donc, dis-je, c’est chose entendue, et dont je conviens. Mais que dire des actes de violence ? Leur existence (et vous admettrez qu’il en existe) ne nécessitera-t-elle pas une législation criminelle ?
- Au sens que vous donnez à ce terme, dit-il, nous n’avons pas non plus de législation criminelle. Considérons de plus près le problème, et voyons d’où proviennent les actes de violence. Parmi ceux-ci, les plus nombreux de beaucoup étaient jadis l’effet des lois sur la propriété privée, qui ne permettaient qu’à quelques privilégiés la satisfaction de leurs désirs naturels – et de la coercition évidente et généralisée qui résultait de ces lois. Toutes ces causes de violences-là ont disparu. Et de plus, un grand nombre d’actes de violence provenaient de la perversion artificielle des passions sexuelles, laquelle engendrait une jalousie dévorante et d’autres misères du même ordre. Or, si vous les examinez de près, vous découvrirez que ce qu’il y avait à leur origine, c’était principalement l’idée (qu’avait inventée la loi) que la femme était la propriété de l’homme, que ce fût le mari, le père, le frère ou n’importe qui. Cette idée-là a disparu, naturellement, en même temps que la propriété individuelle, ainsi que certaines sottises touchant le " déshonneur " des femmes qui avaient obéi à leurs instincts naturels en dehors des voies légalement admises, - lequel n’était, bien entendu, qu’une convention découlant des lois sur la propriété privée.
Une autre cause analogue des actes de violence était la tyrannie qu’exerçait la famille et qui fournit, dans le passé, le sujet de tant de contes et de romans, - conséquence, elle aussi, de la propriété privée. Bien entendu, tout cela a disparu, la famille n’étant plus aujourd’hui maintenue par la contrainte légale ou sociale, mais par la sympathie et l’affection mutuelle de ses membres, dont chacun reste libre d’aller et venir à sa guise. De plus, notre standard de l’honneur et de la considération a bien changé ; le succès qui consiste à rouler son prochain a cessé d’ouvrir le chemin de la gloire, pour toujours, espérons-le. Chacun a la liberté d’exercer au maximum son talent particulier, et tout le monde l’y encourage. Nous avons ainsi éliminé le visage renfrogné de l’envie, que les poètes, non sans raison assurément, ne séparent point de la haine ; c’était à l’origine de bien des malheurs et de bien des ressentiments, lesquels chez des êtres passionnés, - c’est-à-dire de tempérament énergique et actif, - aboutissaient souvent à des violences. "
Je répondis en riant :
" Si bien que vous revenez à présent sur votre précédente concession et vous dites que la violence n’existe plus parmi vous ?
Non, dit-il, je ne reviens sur rien du tout ; comme je vous l’ai dit, ces choses arrivent parfois. La chaleur du sang a ses égarements. Il se peut qu’un homme en frappe un autre, que celui-ci riposte et que, le pire arrivant, un homicide en résulte. Et puis ? Faut-il que nous, ses semblables, nous aggravions le mal ? Aurons-nous donc assez médiocre opinion les uns des autres pour croire que le mort crie vengeance, alors que nous savons fort bien que s’il n’avait été que blessé il aurait, lorsque le sang-froid lui serait revenu, et avec lui la faculté de peser toutes les circonstances, pardonné à l’auteur de sa blessure ? Ou bien encore, est-ce que la mort du meurtrier ramènera à la vie sa victime et guérira la douleur de ceux qui l’ont perdu ?
- Certes, dis-je, mais voyons ! la protection de la société n’exige-t-elle pas quelque châtiment ?
- Bravo ! Voisin, dit le vieillard avec quelque chaleur. Cette fois vous avez fait mouche ! Ce châtiment dont on discourait si judicieusement et qu’on appliquait de façon aussi stupide, qu’était-ce donc, sinon l’expression de la peur ? Et les gens avaient des raisons d’avoir peur, puisqu’ils, -c’est-à-dire les maîtres de la société, - étaient dans la situation d’une bande armée, au sein d’un pays ennemi. Mais nous, qui vivons parmi des amis, nous n’avons nulle raison de craindre, ni de châtier. Si, par crainte d’un homicide exceptionnel et fortuit, d’un geste brutal fortuit, nous allions solennellement et légalement commettre un homicide et un acte de violence, nous ne serions assurément qu’une société d’être lâches et féroces. N’est-ce pas votre avis, Voisin ?
- Certes, quand j’envisage la chose sous cet aspect, dis-je.
- Toutefois, comprenez bien, dit le vieillard, que lorsqu’un acte de violence quelconque a été commis, nous attendons du transgresseur qu’il fasse réparation dans toute la mesure de ses moyens ; et il s’y attend lui aussi. Mais là encore, demandez-vous si le fait de supprimer un homme qui céda à un moment de colère ou de folie, ou de lui porter un grave préjudice, constitue un dédommagement pour la communauté. Ce ne peut être, assurément, qu’une aggravation du mal. "
Je dis :
" Mais supposez que cet homme soit un habitué de la violence, - qu’il tue quelqu’un une fois par an, par exemple...
- Il n’en existe pas d’exemple, dit-il. Dans une société où l’on n’éprouve pas le besoin d’échapper à un châtiment, ni de l’emporter sur la loi, le remords suivra inéluctablement la fau
te.
- Comment en aurions-nous ? dit-il. Attendu que nous n’avons pas de classe riche pour faire naître, par l’injustice de l’Etat, des ennemis de l’Etat.- J’avais cru comprendre, dis-je, d’après quelque chose que vous avez mentionné il n’y a pas longtemps, que vous aviez aboli la législation civile ? Est-ce littéralement exact.- Elle s’est abolie d’elle-même, mon ami, dit-il. Comme je vous l’ai déjà dit, on maintenait les tribunaux civils pour défendre la propriété privée ; car personne n’a jamais prétendu qu’on pût, par la force brutale, obliger les gens à pratiquer entre eux la justice. Or donc, la propriété privée abolie, toutes les lois et tous les faits qualifiés de crimes et délits qu’elle avait inventés disparurent tout naturellement. Il fallut dès lors traduire le commandement : " Tu ne voleras point ", par celui-ci : " Tu travailleras pour mener une vie heureuse ". Est-il besoin de la violence pour faire respecter ce commandement ?- Eh bien donc, dis-je, c’est chose entendue, et dont je conviens. Mais que dire des actes de violence ? Leur existence (et vous admettrez qu’il en existe) ne nécessitera-t-elle pas une législation criminelle ?- Au sens que vous donnez à ce terme, dit-il, nous n’avons pas non plus de législation criminelle. Considérons de plus près le problème, et voyons d’où proviennent les actes de violence. Parmi ceux-ci, les plus nombreux de beaucoup étaient jadis l’effet des lois sur la propriété privée, qui ne permettaient qu’à quelques privilégiés la satisfaction de leurs désirs naturels – et de la coercition évidente et généralisée qui résultait de ces lois. Toutes ces causes de violences-là ont disparu. Et de plus, un grand nombre d’actes de violence provenaient de la perversion artificielle des passions sexuelles, laquelle engendrait une jalousie dévorante et d’autres misères du même ordre. Or, si vous les examinez de près, vous découvrirez que ce qu’il y avait à leur origine, c’était principalement l’idée (qu’avait inventée la loi) que la femme était la propriété de l’homme, que ce fût le mari, le père, le frère ou n’importe qui. Cette idée-là a disparu, naturellement, en même temps que la propriété individuelle, ainsi que certaines sottises touchant le " déshonneur " des femmes qui avaient obéi à leurs instincts naturels en dehors des voies légalement admises, - lequel n’était, bien entendu, qu’une convention découlant des lois sur la propriété privée.Une autre cause analogue des actes de violence était la tyrannie qu’exerçait la famille et qui fournit, dans le passé, le sujet de tant de contes et de romans, - conséquence, elle aussi, de la propriété privée. Bien entendu, tout cela a disparu, la famille n’étant plus aujourd’hui maintenue par la contrainte légale ou sociale, mais par la sympathie et l’affection mutuelle de ses membres, dont chacun reste libre d’aller et venir à sa guise. De plus, notre standard de l’honneur et de la considération a bien changé ; le succès qui consiste à rouler son prochain a cessé d’ouvrir le chemin de la gloire, pour toujours, espérons-le. Chacun a la liberté d’exercer au maximum son talent particulier, et tout le monde l’y encourage. Nous avons ainsi éliminé le visage renfrogné de l’envie, que les poètes, non sans raison assurément, ne séparent point de la haine ; c’était à l’origine de bien des malheurs et de bien des ressentiments, lesquels chez des êtres passionnés, - c’est-à-dire de tempérament énergique et actif, - aboutissaient souvent à des violences. "Je répondis en riant :" Si bien que vous revenez à présent sur votre précédente concession et vous dites que la violence n’existe plus parmi vous ?Non, dit-il, je ne reviens sur rien du tout ; comme je vous l’ai dit, ces choses arrivent parfois. La chaleur du sang a ses égarements. Il se peut qu’un homme en frappe un autre, que celui-ci riposte et que, le pire arrivant, un homicide en résulte. Et puis ? Faut-il que nous, ses semblables, nous aggravions le mal ? Aurons-nous donc assez médiocre opinion les uns des autres pour croire que le mort crie vengeance, alors que nous savons fort bien que s’il n’avait été que blessé il aurait, lorsque le sang-froid lui serait revenu, et avec lui la faculté de peser toutes les circonstances, pardonné à l’auteur de sa blessure ? Ou bien encore, est-ce que la mort du meurtrier ramènera à la vie sa victime et guérira la douleur de ceux qui l’ont perdu ?- Certes, dis-je, mais voyons ! la protection de la société n’exige-t-elle pas quelque châtiment ?- Bravo ! Voisin, dit le vieillard avec quelque chaleur. Cette fois vous avez fait mouche ! Ce châtiment dont on discourait si judicieusement et qu’on appliquait de façon aussi stupide, qu’était-ce donc, sinon l’expression de la peur ? Et les gens avaient des raisons d’avoir peur, puisqu’ils, -c’est-à-dire les maîtres de la société, - étaient dans la situation d’une bande armée, au sein d’un pays ennemi. Mais nous, qui vivons parmi des amis, nous n’avons nulle raison de craindre, ni de châtier. Si, par crainte d’un homicide exceptionnel et fortuit, d’un geste brutal fortuit, nous allions solennellement et légalement commettre un homicide et un acte de violence, nous ne serions assurément qu’une société d’être lâches et féroces. N’est-ce pas votre avis, Voisin ?- Certes, quand j’envisage la chose sous cet aspect, dis-je.- Toutefois, comprenez bien, dit le vieillard, que lorsqu’un acte de violence quelconque a été commis, nous attendons du transgresseur qu’il fasse réparation dans toute la mesure de ses moyens ; et il s’y attend lui aussi. Mais là encore, demandez-vous si le fait de supprimer un homme qui céda à un moment de colère ou de folie, ou de lui porter un grave préjudice, constitue un dédommagement pour la communauté. Ce ne peut être, assurément, qu’une aggravation du mal. "Je dis :" Mais supposez que cet homme soit un habitué de la violence, - qu’il tue quelqu’un une fois par an, par exemple...- Il n’en existe pas d’exemple, dit-il. Dans une société où l’on n’éprouve pas le besoin d’échapper à un châtiment, ni de l’emporter sur la loi, le remords suivra inéluctablement la faute.