Le maître ignorant

Jacques Rancière
Fayard - 1987

10-18 - 2004

En 1818, Joseph Jacotot, révolutionnaire exilé et lecteur de littérature française à l'université de Louvain, commença à semer la panique dans l'Europe savante. Non content d'avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon, il se mit à enseigner ce qu'il ignorait et à proclamer le mot d'ordre de l'émancipation intellectuelle : tous les hommes ont une égale intelligence. Il ne s'agit pas de pédagogie amusante, mais de philosophie et de politique. Jacques Rancière offre, à travers la biographie de ce personnage étonnant, une réflexion philosophique originale sur l'éducation. La grande leçon de Jacotot est que l'instruction est comme la liberté elle ne se donne pas, elle se prend.
On peut ainsi rêver une société d’émancipés qui serait ainsi une société d’artistes. Une telle société répudierait le partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui possèdent ou ne possèdent pas la propriété de l’intelligence. Elle ne connaîtrait que des esprits agissants : des hommes qui font, qui parlent de ce qu’ils font et transforment ainsi, toutes leurs œuvres en moyens de signaler l’humanité qui est en eux comme en tous. De tels hommes sauraient que nul ne naît avec plus d'intelligence que son voisin, que la supériorité qu'un tel manifeste est seulement le fruit d'une application à manier les mots aussi acharnée que l'application d'un autre à manier ses outils ; que l'infériorité de tel autre est la conséquence de circonstances qui ne l'ont pas contraint à en chercher davantage. Bref, ils sauraient que la perfection mise par tel ou tel à son art propre n'est que l'application particulière du pouvoir commun à tout être raisonnable, celui que chacun éprouve, lorsqu'il se retire dans ce huis clos de la conscience où le mensonge n'a plus de sens. Ils sauraient que la dignité de l'homme est indépendante de sa position, que « l’homme n’est pas né pour telle position particulière mais pour être heureux en lui-même indépendamment du sort » et que ce reflet de sentiment qui brille dans les yeux d’une épouse, d’un fils ou d’un ami chers présente au regard d’une âme sensible assez d’objets propres à le satisfaire.
De tels hommes ne s’affaireraient pas à créer des phalanstères où les vocations répondent aux passions, des communautés d’égaux, des organisations économiques distribuant harmonieusement les fonctions et les ressources. Pour unir le genre humain, il n’y a pas de meilleur lien que cette intelligence identique en tous. C’est elle qui est la juste mesure du semblable, éclairant ce doux penchant du cœur qui nous porte à nous entraider et à nous entr’aimer. C’est elle qui donne au semblable les moyens de mesurer l’étendue des services qu’il peut espérer du semblable et de préparer les moyens de lui témoigner sa reconnaissance. Mais n’en parlons pas à la manière des utilitaristes. Le principal service que l’homme peut attendre de l’homme tient à cette faculté de se communiquer le plaisir et la peine, l’espérance et la crainte, pour s’en émouvoir réciproquement : « Si les hommes n’avaient pas la faculté, une faculté égale, de s’émouvoir et de s’attendrir réciproquement, ils deviendraient bientôt étrangers les uns aux autres ; ils s’éparpilleraient au hasard sur le globe et les sociétés seraient dissoutes (…) L’exercice de cette puissance est à la fois le plus doux de tous nos plaisirs, comme le plus impérieux de tous nos besoins. »
Ne demandons donc point quelles seraient les lois de ce peuple de sages, les magistrats, leurs assemblées et leurs tribunaux. L’homme qui obéit à la raison n’a pas besoin de lois ni de magistrat. Les stoïciens déjà savaient cela : la vertu qui se connaît elle-même, la vertu de se connaître soi-même est puissance de toutes les autres. Mais nous savons, nous, que cette raison-là n’est pas le privilège des sages. Il n’y a d’insensés que ceux qui tiennent à l’inégalité et à la domination, ceux qui veulent avoir raison. La raison commence là où cessent les discours ordonnés à la fin d’avoir raison, là où est reconnue l’égalité : non pas une égalité décrétée par loi ou par force, non pas une égalité reçue passivement, mais une égalité en acte, vérifiée à chaque pas de ces marcheurs qui, dans leur attention constante à eux-mêmes et dans leur révolution sans fin autour de la vérité, trouvent les phrases propres à se faire comprendre des autres.
Il faut donc retourner les questions des rieurs. Comment, demandent-ils, une chose comme l’égalité des intelligences est-elles pensable ? Et comment son opinion pourrait-elle s’installer sans provoquer le désordre de la société ? Il faut demander à l’inverse comment l’intelligence est possible sans l’égalité ? L’intelligence n’est pas puissance de comprendre qui se chargerait elle-même de comparer son savoir à son objet. Elle est puissance de se faire comprendre qui passe par la vérification de l’autre. Et seul l’égal comprend l’égal. Egalité et intelligence son termes synonymes, tout comme raison et volonté. Cette synonymie qui fonde la capacité intellectuelle de chaque homme est aussi celle qui rend une société en général possible. L’égalité des intelligences est le lien commun du genre humain, la condition nécessaire et suffisante pour qu’une société d’hommes existe. « Si les hommes se considéraient comme égaux, la constitution serait bientôt faite. » Il est vrai que nous ne savons pas que les hommes soient égaux. Nous disons qu’ils le sont peut-être. C’est notre opinion et nous tâchons, avec ceux qui le croient comme nous, de la vérifier. Mais nous savons que ce peut-être est cela même par quoi une société d’hommes est possible.


Dans l’inégal rendement des apprentissages intellectuels divers, ce que tous les enfants d’hommes apprennent le mieux, c’est ce que nul maître ne peut leur expliquer, la langue maternelle. On leur parle et l’on parle autour d’eux. Ils entendent et retiennent, imitent et répètent, se trompent et se corrigent, réussissent par chance et recommencent par méthode, et, à un âge trop tendre pour que les explicateurs puissent entreprendre leur instruction, sont à peu près tous – quels que soient leur sexe, leur condition sociale et la couleur de leur peau – capables de comprendre et de parler la langue de leurs parents.
Or voici que cet enfant qui a appris à parler par sa propre intelligence et par des maîtres qui ne lui expliquaient pas la langue commence son instruction proprement dite. Tout se passe comme s’il ne pouvait plus apprendre à l’aide de la même intelligence qui lui a servi jusqu’alors, comme si le rapport autonome de l’apprentissage à la vérification lui était désormais étranger. Entre l’un et l’autre, une opacité s’est maintenant établie. Il s’agit de comprendre et ce seul mot jette un voile sur toute chose : comprendre est ce que l’enfant ne peut faire sans les explications d’un maître, plus tard d’autant de maîtres qu’il y aura de matières à comprendre, données dans un certain ordre progressif. S’y ajoute la circonstance étrange que ces explications, depuis qu’a commencé l’ère du progrès, ne cessent de se perfectionner pour mieux expliquer, mieux faire comprendre, mieux apprendre à apprendre, sans qu’on puisse jamais mesurer un perfectionnement correspondant dans ladite compréhension. Bien plutôt commence à s’élever la rumeur désolée qui ne cessera de s’amplifier, celle d’une baisse continue de l’efficacité du système explicatif, laquelle nécessite bien sûr un nouveau perfectionnement pour rendre les explications plus faciles à comprendre par ceux qui ne les comprennent pas…
La révélation qui saisit Joseph Jacotot se ramène à ceci : il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes. Le tour propre à l’explicateur consiste en ce double geste inaugural. D’une part, il décrète le commencement absolu : c’est maintenant seulement que va commencer l’acte d’apprendre. D’autre part, sur toutes les choses à apprendre, il jette ce voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de lever. Jusqu’à lui, le petit homme a tâtonné à l’aveuglette, à la devinette. Il va apprendre maintenant. Il entendait des mots et les répétait. Il s’agit de lire maintenant et il n’entendra pas les mots s’il n’entend les syllabes, les syllabes s’il n’entend les lettres que ni le livre ni ses parents ne sauraient lui faire entendre mais seulement la parole du maître. Le mythe pédagogique, disions-nous, divise le monde en deux. Il faut dire plus précisément qu’il divise l’intelligence en deux. Il y a, dit-il, une intelligence inférieure et une intelligence supérieure. La première enregistre au hasard des perceptions, retient, interprète et répète empiriquement, dans le cercle étroit des habitudes et des besoins. C’est l’intelligence du petit enfant et de l’homme du peuple. La seconde connait les choses par les raisons, elle procède par méthode, du simple au complexe, de la partie au tout. C’est elle qui permet au maître de transmettre ses connaissances en les adaptant aux capacités intellectuelles de l’élève et de vérifier que l’élève a bien compris ce qu’il a appris. Tel est le principe de l’explication. Tel sera désormais pour Jacotot le principe de l’abrutissement.
 Entendons-le bien, et, pour cela, chassons les images connues. L’abrutisseur n’est pas le vieux maître obtus qui bourre le crâne de ses élèves de connaissances indigestes, ni l’être maléfique pratiquant la double vérité pour assurer son pouvoir et l’ordre social. Au contraire, il est d’autant plus efficace qu’il est savant, éclairé et de bonne foi. Plus il est savant, plus évidente lui apparaît la distance de son savoir à l’ignorance des ignorants. Plus il est éclairé, plus lui semble évidente la différence qu’il y a entre tâtonner à l’aveuglette et chercher avec méthode, plus il s’attachera à substituer l’esprit à la lettre, la clarté des explications à l’autorité du livre. Avant tout, dira-t-il, il faut que l’élève comprenne, et pour cela qu’on lui explique toujours mieux. Tel est le souci du pédagogue éclairé : le petit comprend-il ? il ne comprend pas. Je trouverai des manières nouvelles de lui expliquer, plus rigoureuses dans leur principe, plus attrayantes dans leur forme ; et je vérifierai qu’il a compris.
Noble souci. Malheureusement, c’est justement ce petit mot, ce mot d’ordre des éclairés – comprendre – qui fait tout le mal. C’est lui qui arrête le mouvement de la raison, détruit sa confiance en elle-même, la met hors de sa voie propre en brisant en deux le monde de l’intelligence, en instaurant la coupure de l’animal tâtonnant au petit monsieur instruit, du sens commun à la science. Dès lors qu’est prononcé ce mot d’ordre de la dualité, tout perfectionnement dans la manière de faire comprendre, cette grande préoccupation des méthodistes et des progressistes, est un progrès dans l’abrutissement. L’enfant qui annone sous la menace des coups obéit à la férule, et voilà tout : il appliquera son intelligence à autre chose. Mais le petit expliqué, lui, investira son intelligence dans ce travail du deuil : comprendre, c'est-à-dire comprendre qu’il ne comprend pas si on ne lui explique pas. Ce n’est plus à la férule qu’il se soumet, c’est à la hiérarchie du monde des intelligences. Pour le reste, il est tranquille comme l’autre : si la solution du problème est trop difficile à chercher, il aura bien l’intelligence d’écarquiller les yeux. Le maître est vigilant et patient. Il verra que le petit ne suit plus, il le remettra dans le chemin en lui réexpliquant. Ainsi le petit acquière-t-il une intelligence nouvelle, celle des explications du maître. Plus tard il pourra être explicateur à son tour. Il possède l’équipement. Mais il le perfectionnera : il sera homme de progrès.