Une Apologie des oisifs

Robert Louis Stevenson
éditions Allia - 2001
Si vous vous repenchez sur votre propre instruction, je suis sûr que ce que vous regrettez, ce ne sont pas les heures passées à faire l’école buissonnière, car elles auront été exaltantes, instructive et bien remplies. Vous préféreriez effacer le souvenir des heures monotones perdues à somnoler en classe. Pour ma part, j’ai suivi bien des leçons en mon temps. Je n’ai pas oublié que le mouvement d’une toupie offre un exemple de stabilité cinétique. Je n’ai pas oublié que l’emphytéose n’est pas une maladie, ni le stillicide un crime. Certes, je n’abandonnerais qu’avec répugnance ces bribes de savoir, mais elles n’ont pas à mes yeux la même importance que les connaissances hétéroclites  que j’ai acquises dans la rue quand je faisais l’école buissonnière. Je n’ai pas le temps de m’étendre sur ce formidable lieu d’instruction, qui fut l’école préférée de Dickens comme de Balzac, et d’où sortent chaque année bien des maîtres obscurs dans la Science des Aspects de la Vie. Je me bornerai à remarquer que si un garçon n’apprend pas dans la rue, c’est qu’il n’a aucune faculté d’apprentissage. L’élève qui fait l’école buissonnière n’est d’ailleurs pas toujours dans la rue, car s’il le préfère, il peut s’échapper, à travers les faubourgs verdoyants, vers la campagne. Il peut tomber sur un bouquet de lilas au bord de la rivière, et fumer d’innombrables pipes en écoutant le murmure de l’eau sur les pierres. Il entend un oiseau chanter dans les halliers. Et là il se laisse aller à des pensées généreuses, et voit les choses sous un jour nouveau. Qu’est-ce donc si ce n’est de l’instruction ? Imaginons que M. Je-Sais-Tout aborde ce garçon. La conversation qui s’ensuivrait ressemblerait sans doute à cela :
– Eh bien, mon jeune ami, que faites-vous là ?
– A vrai dire, Monsieur, je prends du bon temps.
– Ne devriez-vous point être en classe ? Et ne devriez-vous point être en train d’étudier assidûment, afin d’acquérir quelque connaissance ?
– Certes, mais ici aussi j suis sur la voie du Savoir, avec votre permission.
– Le savoir, sacrebleu ! Et de quelle sorte, je vous prie ? Les mathématiques ?
Illustration de Huckleberry Finn de Mark Twain

– Non, pour sûr.
– La métaphysique, alors ?
– Non plus.
– Est-ce une langue ?
– Non, ce n’est pas une langue.
– Un métier ?
– Nenni, vous n’y êtes point.
– Eh bien, qu’est-ce donc ?
– Voyez-vous, Monsieur, il se peut fort que je doive un jour prochain partir en Pèlerinage. Aussi m’efforcé-je de découvrir ce que font les autres dans mon cas, où se trouvent les Bourbiers et les Fourrés les plus périlleux sur la Route ; et, pareillement, quel est le meilleur type de Bâton. Si je reste allongé près de ce cours d’eau c’est aussi pour retenir par cœur une leçon qui, selon mon maître, a pour nom Paix et Contentement.
A ces mots, M. Je-Sais-Tout s’emporte violemment et, agitant sa canne d’une façon très menaçante, s’exclame : « Le Savoir, Sacrebleu ! J’aimerais voir tous les coquins de ton espèce châtiés par le Bourreau ! »Il passe alors son chemin, chiffonnant son jabot dans un froissement d’amidon, tel un dindon qui gonfle ses plumes.

Version originale :
If you look back on your own education, I am sure it will not be the full, vivid, instructive hours of truantry that you regret; you would rather cancel some lack-lustre periods between sleep and waking in the class. For my own part, I have attended a good many lectures in my time. I still remember that the spinning of a top is a case of Kinetic Stability. I still remember that Emphyteusis is not a disease, nor Stillicide a crime. But though I would not willingly part with such scraps of science, I do not set the same store by them as by certain other odds and ends that I came by in the open street while I was playing truant. This is not the moment to dilate on that mighty place of education, which was the favourite school of Dickens and of Balzac, and turns out yearly many inglorious masters in the Science of the Aspects of Life. Suffice it to say this: if a lad does not learn in the streets, it is because he has no faculty of learning. Nor is the truant always in the streets, for if he prefers, he may go out by the gardened suburbs into the country. He may pitch on some tuft of lilacs over a burn, and smoke innumerable pipes to the tune of the water on the stones. A bird will sing in the thicket. And there he may fall into a vein of kindly thought, and see things in a new perspective. Why, if this be not education, what is? We may conceive Mr. Worldly Wiseman accosting such an one, and the conversation that should thereupon ensue:-
"How now, young fellow, what dost thou here?"
"Truly, sir, I take mine ease."
"Is not this the hour of the class? and should'st thou not be plying thy Book with diligence, to the end thou mayest obtain knowledge?"
"Nay, but thus also I follow after Learning, by your leave."
"Learning, quotha! After what fashion, I pray thee? Is it mathematics?"
"No, to be sure."
"Is it metaphysics?"
"Nor that."
"Is it some language?"
"Nay, it is no language."
"Is it a trade?"
"Nor a trade neither."
"Why, then, what is't?"
"Indeed, sir, as a time may soon come for me to go upon Pilgrimage, I am desirous to note what is commonly done by persons in my case, and where are the ugliest Sloughs and Thickets on the Road; as also, what manner of Staff is of the best service. Moreover, I lie here, by this water, to learn by root-of-heart a lesson which my master teaches me to call Peace, or Contentment."
Hereupon Mr. Worldly Wiseman was much commoved with passion, and shaking his cane with a very threatful countenance, broke forth upon this wise: "Learning, quotha!" said he; "I would have all such rogues scourged by the Hangman!"
And so he would go his way, ruffling out his cravat with a crackle of starch, like a turkey when it spread its feathers.